Fondée en août 1994 par Gilles Chavy, David Legrand et Yann Orhan, rejoints quelques mois plus tard par Vincent Manouvrier et Stéphane Bachelet, puis en 1997 par Xavier Gonot, In Utero a commencé par faire de la prestation graphique, avant de passer au développement complet de jeux, et de déposer le bilan en mars 2002. La société est montée jusqu’à 50 salariés et a réalisé trois jeux complets : Jekyll et Hyde sur PC et DreamCast pour Cryo, Evil Twin sur PC, Dreamcast et PS2 pour Ubi Soft, et L’Ombre de Zorro sur PC et PS2 pour Cryo.
Joystick: Comment expliquez-vous votre échec ?
Gilles Chavy : Il existe plusieurs raisons, dont la première est que nous avons été trompés, coulés par nos éditeurs. Au printemps 2001, nous venions de finir Evil Twin sur PC quand Ubi Soft nous a dit qu’ils étaient partants pour le 2. On a donc lancé la préproduction d’Evil Twin 2 (l’usage du métier veut qu’on commence à travailler avant d’avoir un contrat, sinon rien ne se fait…). Mais 3 ou 4 mois plus tard, ils sont complètement revenus sur leur décision. C’était comme s’ils se désintéressaient totalement d’Evil Twin. À tel point qu’ils n’ont quasiment rien dépensé en marketing pour la sortie du jeu. C’est d’ailleurs l’une des choses que je ne m’explique toujours pas à ce jour : comment un éditeur peut-il dépenser plus de 17 millions de francs (le budget global de production d’Evil Twin, toutes plates-formes confondues) et ne pas essayer d’en récupérer un peu en soutenant le produit à sa sortie ? En attendant, ça nous a fait une équipe qui s’est retrouvée tout à coup sans rien à faire. Et comme il faut plus de six mois de négociations pour signer un contrat avec un éditeur, elle n’allait a priori pas recommencer à être productive de sitôt. Heureusement, nous avions la seconde équipe, qui finissait L’Ombre de Zorro pour Cryo, et au moment où Ubi nous plantait, Cryo nous disait banco pour Zorro 2. Seulement là, bizarrement, on ne les a crus qu’à moitié. On a donc juste mis une équipe très réduite sur la préprod de Zorro 2, et on a bien fait car Cryo a annulé la commande quelques mois plus tard, en décembre 2001. À ce moment, ce qui nous a bien dégoûtés, c’est qu’on a entendu des bruits sur un studio russe à qui Cryo aurait confié le projet… chose qu’ils n’avaient contractuellement du tout le droit de faire !
Mais derrière tout ça, la vraie raison de notre échec, c’est sans doute le manque généralisé de maturité de cette industrie. Ce qui est d’autant plus triste, c’est que nous avons dû fermer au moment où nous étions enfin devenus mûrs, car nous avons mis à profit le manque d’activité du début 2002 pour faire un bilan global sur nos processus de production (enfin l’occasion de souffler après 6 ans de folie !) qui, nous le pensions tous à In Utero, manquaient de professionnalisme sur de (très) nombreux points. Mais nous n’étions pas les seuls à manquer de maturité. Chez Ubi Soft, par exemple, nous avions un producteur absolument génial (sympa, compréhensif, impliqué…), mais hélas trop débutant pour un projet aussi ambitieux qu’Evil Twin. À l’époque, nous étions ravis de travailler avec lui, mais avec le recul, je crois qu’étant donné notre propre inexpérience, il nous aurait plutôt fallu un producteur capable de nous faire tenir nos délais: un producteur ayant suffisamment d’expérience pour identifier à l’avance certains pièges majeurs dans lesquels on est tombé comme les bleus que nous étions. Pour un jeu comme Evil Twin, qui misait beaucoup plus sur la qualité graphique que sur l’originalité du gameplay, la tenue des délais était un élément crucial de réussite : plus on attendait, et moins la qualité graphique risquait d’impressionner. Or la production a tellement glissé que le jeu n’est finalement sorti que plus d’un an après la date prévue. Il faut dire qu’une autre de nos erreurs majeures fut de licencier pour notre moteur 3D une technologie encore en cours de développement. Une de nos faiblesses, c’est que nous sommes des gentils garçons. Nous avions créé notre boîte sur l’idée un peu utopique qu’on peut bosser en étant heureux. C’est ce qui nous a fait tenir aussi longtemps, mais ça n’était pas suffisant pour régler tous les problèmes. En l’occurrence, on voyait bien que la techno qu’on avait achetée n’avançait pas comme il l’aurait fallu, mais on n’arrivait pas à rudoyer notre partenaire. Si Ubi nous avait mis la pression, il nous aurait été plus facile de la mettre sur eux à notre tour, comme dans une réaction en chaîne. Ça aurait peut-être tout changé, qui sait ? À une certaine époque, nous avons repoussé des investissements extérieurs. Aujourd’hui, je me demande si, au nom d’une certaine indépendance, nous avons bien fait… mais rendre des comptes tous les jours et avoir pour désormais unique objectif d’être introduit en bourse, ça ne cadrait pas bien avec nos envies, et notre « culture »… et il a été prouvé que ça ne rend pas plus mûr pour autant, alors….